L'Aeschne paisible
Opération commando !
Après un printemps pluvieux et froid, l’arrivée de l’été en Savoie vous incitera sans doute à rejoindre les rives de nos lacs et à profiter de la fraicheur de nos cours d’eau ombragés… C’est dans ces moments que vous croiserez peut-être une belle libellule à la livrée “camo” sortant de la jungle riveraine comme une émule de Rambo…
Aeschne paisible, Spectre paisible, Aeschne Irène… Gardons plutôt son beau nom scientifique, Boyeria irene (Fonscolombe, 1838)… Le nom du genre honore Étienne Laurent Joseph Hippolyte Boyer de Fonscolombe (1772 - 1853), entomologiste et collectionneur, issu d'une vieille famille établie à Aix-en-Provence, qui fit la détermination de cette espèce en 1838 sous le nom d’Aeshna irene. Il avait choisi l’épithète spécifique d’après Irène, fille de Zeus et Thémis, l'une des trois Heures et qui incarne la Paix dans la mythologie grecque. (Εἰρήνη / Eirếnê) aux cotés d’Eunomie et Dicé, c'est-à-dire le Bon Ordre ou la Législation et la Justice. C’est sans doute le caractère peu craintif de cet odonate qui a orienté le scientifique vers ce choix. De Selys-Longchamps créé ensuite le genre Fonscolombia Selys, 1883 pour l’animal, avant que Robert McLachlan remplace ce nom de genre par Boyeria en 1896. Outre Boyeria irene qui nous intéresse, Boyer de Fonscolombe (dont la famille est l'ancêtre, côté maternel, d'Antoine de Saint-Exupéry, un autre fana des bolides ailés !) aura laissé son nom associé à Orthetrum brunneum, Coenagrion caerulescens... et, sous la plume de Selys, à Sympetrum fonscolombii.
Nos lacs savoyards seraient-ils à même d’accueillir l’espèce comme c’est le cas sur certains lacs de Suisse ? En effet s’il s’agit d’une espèce vivant essentiellement sur eaux courantes, à l’instar de la Cordulie à corps fin, elle peut se rencontrer sur les grands lacs alpins. Une sorte de similitude est probable entre les eaux courantes et les trottoirs lacustres battus par les vagues.
C’est un Anisoptère, donc une de ces Libellules vraies qui se reposent les ailes écartées et se différencient ainsi des Zygoptères ou Demoiselles qui préfèrent garder les ailes jointes le long du corps.
Cette espèce est répartie en Afrique du Nord et dans le sud ouest de l'Europe, vraisemblablement à la suite de l'existence d'un pont continental lors de la glaciation würmienne (Askew 1988). Elle est présente dans les 2/3 sud de la France, mais de récentes observations dans le quart nord-est du pays et dans le sud de l’Allemagne semblent indiquer une progression de l’espèce vers le nord… La limite nord des principales populations ne parait pas dépasser à notre connaissance la Normandie et l’Île-de-France. Présente en Corse en Sardaigne et en Sicile, Boyeria irene cède sa place en Crète à une espèce endémique très voisine, Boyeria cretensis dont elle a été distinguée dès 1850 mais qui a encore attendu 140 ans pour être élevé au rang d'espèce.
En Savoie, une observation de la toute fin du XXe siècle sur le lac d’Aiguebelette n’a pas été confirmée par la suite, mais l’espèce a été revue sur le canal de Savières qui relie le Rhône au lac du Bourget. C’est tout !
Avec une envergure approchant 95 mm pour une longueur de 70 mm, cette Aeschne est de taille moyenne et possède une robe cryptique avec des motifs qui évoquent les tenues de camouflage, les mâles étant d'une couleur vert pâle et les femelles brunâtres. Ces dernières présentent deux formes ou morphes, Boyeria irene f. brachycerca et Boyeria irene f. typica que l'on distingue par la longueur des appendices anaux supérieurs (sur l’imago comme sur la larve) le premier morphe semblant plus fréquent que le deuxième. Les beaux yeux verts des individus des deux sexes et l'apex des ailes enfumé sont aussi caractéristiques de l’espèce. Les larves se développent essentiellement dans les eaux courantes (parfois très fermées) même si quelques observations relatent parfois la présence de Boyeria irene en milieux “stagnants” (lacs, gravières, mares…). D’une manière générale, l’espèce affectionne les eaux courantes très ombragées ou aux rives ombragées dans le cas des grandes rivières et des fleuves (ripisylves, bois, broussailles…). La larve et l’exuvie de cette espèce sont facilement reconnaissables à leurs nettes épines longeant de part et d’autre l’abdomen et à la forme particulière de la tête. La femelle pond souvent à l’ombre et affectionne régulièrement les Hépatiques pour déposer ses œufs. L’œuvre magistrale sur les mousses et hépatiques de la Savoie sous la plume et l’objectif de Leica Chavoutier et Vincent Hugonnot1, nous nous ne tarderons pas à identifier sachions quelles sont ces Hépatiques dont Boyeria irene raffole !
Avec seulement deux données en Savoie, il conviendrait à notre tour de faire une opération commando à la recherche de cette baroudeuse camouflée. Il faut rechercher les exuvies au bord des rivières sur les troncs ou les racines, près des chevelus racinaires ou sous les ponts et qui sait, si nous avons une “chance de Suisse”, sur les rives de nos grands lacs, là où elle a déjà été vue, sur Aiguebelette ou le Bourget… Saint André ou Sainte Hélène… les mêmes sites que la Cordulie à corps fin ! On cherchera l’adulte en vol ou posé, plutôt en soirée car c’est une espèce crépusculaire, parfois trouvée en journée à l’ombre ou pondant… près des Hépatiques qui elles aussi aiment la pénombre. Si vous êtes adeptes des chauves-souris, vous la prendrez peut-être à la manière de nos collègues drômois dans vos filets en pleine nuit… car de crépusculaire à nocturne Boyeria irene n’a pas de complexes à ce niveau. Il faut dire que dans la région, la Drôme est la patrie de cette Libellule et que les chances de la capturer sont infiniment plus grandes qu’en Savoie ! Nous vous souhaitons donc infiniment de chance, mais surtout de la perspicacité et de la persévérance.
Nous avons vu les affinités de Boyeria avec la Cordulie à corps fin en ce qui concerne l’habitat lacustre. Dans le sud de la région elle occupe plus volontiers les milieux en eau courante avec ses Caloptéryx, ses Onychogomphes… Boyeria irene est une espèce relativement abondante dans le sud de la région et elle a été découverte sur moult stations du département de l’Ain. Alors pourquoi pas en Savoie !
Où se trouve-cette espèce en Savoie ?
1 Chavoutier J. & Hugonnot V., 2013. Mousses, hépatiques et anthocérotes du département de la Savoie (France). Fédération mycologique et botanique Dauphiné-Savoie, 608 p.